Chapitre premier
Personne n’aurait considéré ma vie comme banale, même avant que je devienne l’hôte humain de Lugh, le roi des démons, qui était mêlé à une guerre larvée pour le trône. J’avais donc des raisons de m’inquiéter désormais, car je commençais à penser que ma vie l’était devenue. D’accord, au cours des deux derniers mois, personne n’avait essayé de me tuer, de me torturer, ou de me faire coincer pour meurtre. Ces derniers temps, tout semblait donc on ne peut plus normal.
En vérité, je m’étais installée dans une sorte de routine et je commençais à m’y sentir vraiment très bien. N’étant plus suspendue par la Commission américaine d’exorcisme, j’étais presque tous les jours à mon bureau. Je pratiquais un ou deux exorcismes par mois et la paperasse et la gestion administrative suffisaient à m’occuper quelques heures par jour. Ces tâches ne me prenaient pas vraiment toute la journée, mais le travail était assez routinier pour que je me laisse bercer par un certain état de contentement. Avant d’être l’hôte de Lugh, je pratiquais habituellement un ou deux exorcismes par semaine, mais je devais me déplacer dans tout le pays – ce que dorénavant je ne pouvais plus me permettre. Lugh et les membres de son Conseil royal sur la Plaine des mortels s’accordaient tous – et c’était probablement une première – sur le fait qu’il ne serait peut-être pas sage de ma part de m’aventurer loin de chez moi alors qu’une crise pouvait éclater à tout moment.
Après l’exorcisme désastreux de Jordan Maguire Jr., qui m’avait presque coûté ma carrière et ma liberté, j’avais bénéficié d’une période de chance. Davantage d’hôtes étaient sortis avec l’esprit indemne de mes exorcismes. Pourtant, cette période bénie venait juste de prendre fin. J’avais pratiqué un exorcisme tôt le matin même – un adolescent au physique si ingrat que seule sa mère pouvait l’aimer. Quand j’avais chassé le démon qui le possédait, le garçon était tombé en état de catatonie. Il n’y avait aucun moyen de savoir s’il en sortirait un jour. J’entendrai toujours les sanglots de sa mère quand les autorités lui avaient appris la nouvelle.
Naturellement, j’étais un peu déprimée. De retour à mon bureau, j’essayai de me noyer dans la paperasse sans être réellement productive. Aussi, quand on frappa à la porte, je fus ravie d’avoir une distraction. Jusqu’à ce que j’invite ladite distraction à entrer et qu’elle ouvre la porte.
Je n’avais pas vu Shae, la propriétaire des 7 Péchés Capitaux – un sex club pour démons à la mention duquel mon estomac se tordait –, depuis deux mois et je m’en contentais très bien. J’aurais été heureuse de ne plus jamais avoir à la croiser de toute ma vie. Shae était une mercenaire et une prédatrice. C’était également un démon illégal – qui possédait un hôte contre son consentement – et elle vendait des renseignements aux Forces spéciales, l’unité chargée des crimes des démons au sein de la police de Philadelphie. J’aurais pris un malin plaisir à l’exorciser si elle n’avait été protégée par son statut d’informatrice.
Je n’ai pas l’habitude de m’habiller de manière classique – j’aime les jeans taille basse et les hauts décolletés –, mais je ne pourrais jamais faire concurrence à Shae en termes d’extravagance pure. Si la taille de son pantalon moulant blanc avait été plus basse, il aurait fallu qu’elle s’épile le pubis pour le porter et son haut très fin en dentelle rouge ne faisait rien pour cacher son soutien-gorge noir. Sur la plupart des femmes, cette tenue aurait, au mieux, paru stupide et, au pire, vulgaire. Sur Shae, elle faisait penser au plumage d’un oiseau tropical, exubérant et exotique.
Ma première impulsion fut de lui demander de déguerpir de mon bureau, mais je faisais des progrès dans la maîtrise de mes pulsions. Aucune chance que Shae soit venue me rendre une visite de courtoisie et j’avais probablement besoin de savoir ce qu’elle avait à me dire, que je le veuille ou non. Je lui adressai ma meilleure imitation d’un sourire de bienvenue.
— Eh bien, voilà qui devrait être intéressant. Assieds-toi, dis-je en lui désignant un des fauteuils face à mon bureau avant de froncer les sourcils de façon exagérée. Enfin, si tu es capable de t’asseoir avec un pantalon pareil ; je ne voudrais pas que tu montres ton cul aux passants.
Peu importait que Shae et moi soyons seules dans mon bureau, la porte fermée.
Le sourire de Shae me faisait toujours penser à un requin. Ou au Grand méchant loup. Je ne pense pas que ses dents soient plus pointues que celles d’une personne normale mais, à mes yeux, elles en ont l’air. De plus, elles étaient d’un blanc hollywoodien, contrastant avec sa peau noire. Elle fit tout un numéro pour s’asseoir avec précaution sur le bord du fauteuil avant de se tordre le cou pour s’assurer qu’on ne voyait pas ses fesses.
Je roulai des yeux en me retenant de faire un commentaire.
— Bon, qu’est-ce qui t’amène par ici ?
Le sourire de Shae se fit rusé et calculateur.
— J’ai des informations qui pourraient t’intéresser.
— Bien, je t’écoute.
Mais je savais que ce ne serait pas aussi simple. Shae ne faisait rien par bonté d’âme. Si elle me proposait des informations, je devrais payer.
— Combien tu m’en donnerais ? demanda-t-elle à propos.
J’éclatai de rire.
— Comment veux-tu que je sache ? Tu ne m’as pas encore dit de quoi il s’agit.
Elle fit la moue et une étincelle d’agacement illumina son regard.
— Je te fais une faveur en venant te voir. Je peux très bien repartir tout de suite.
Si elle pensait que cette perspective m’horrifiait, elle se trompait lourdement.
— Tu ne peux pas appeler ça une faveur puisque tu m’en demandes un prix.
— Très bien.
Elle se leva et se dirigea vers la porte. J’attendis qu’elle atteigne le seuil pour céder.
— D’accord, j’arrête de faire la maligne, dis-je. Viens t’asseoir.
Elle resta mais ne s’assit pas. Elle se contenta de me regarder, la tête inclinée sur le côté. Difficile de ne pas me sentir mal à l’aise sous ce regard intense. N’étant pas à mon avantage quand je suis embarrassée, j’eus recours à mon arme habituelle en pareille situation : je donnai un coup.
— Je me demande quelle serait la réaction de Raphael si je lui racontais que tu as essayé de me vendre des informations, dis-je d’un ton pensif.
Avec grand plaisir, je constatai qu’elle fut brièvement déstabilisée.
Raphael, le plus jeune frère de Lugh et membre du Conseil royal, traînait derrière lui une réputation de cruauté sans précédent. Le fait que je la savais justifiée ne rendait pas notre alliance très aisée. Mais il remplissait à merveille son office de croque-mitaine quand il s’agissait de menacer Shae. Cette dernière était la seule personne en dehors du Conseil à savoir qui était l’hôte de Raphael sur la Plaine des mortels et elle était assez effrayée pour garder le secret.
Malheureusement, Shae retrouva son légendaire sang-froid en me laissant à peine le temps de déceler l’éclair de terreur dans ses yeux. Le dos raide, elle dévoila ses dents en un rictus qui ne ressemblait en rien à un sourire.
— J’en sais plus que quiconque sur les démons de cette ville, légaux et illégaux. Je peux être un sacré atout. Si tu me mets Raphael sur le dos, je te jure que je ne te proposerai plus jamais de te livrer des informations, quelle qu’en soit l’importance.
Je réfléchis pendant un moment à ce qu’elle venait de dire, mais elle poursuivit avant que je parvienne à une quelconque conclusion.
— Raphael ne peut pas me soutirer d’informations s’il ne sait pas que je les détiens. Je te serai beaucoup plus utile à long terme si je suis une partenaire consentante.
Sa logique était implacable, même si je ne l’appréciais guère. Bien sûr, Raphael pouvait très bien l’amadouer pour lui faire cracher ce qu’elle savait maintenant, mais j’avais également conscience que la menace de Shae n’était pas vaine. C’est vrai que je ne tenais pas à l’avoir comme amie, mais je souhaitais encore moins qu’elle soit mon ennemie.
— D’accord, très bien. Je vais laisser Raphael en dehors de tout ça. Mais à moins que tu me mettes sur la piste de ce que tu as à m’apprendre, je ne peux me faire une idée sur la valeur de ces informations.
La dernière fois que j’avais dû négocier avec Shae, nous avions compris, sans qu’il y ait l’ombre d’un doute, que je n’avais pas les moyens de me payer ses… services. Bon sang, j’étais même quasiment fauchée ! La compagnie d’assurances avait finalement versé l’argent qu’elle me devait pour l’incendie de ma maison, mais puisque mes deux exorcismes par mois ne me permettaient pas exactement de brasser les billets, je savais que j’allais devoir faire durer cet argent. Même si mon petit cottage pittoresque en banlieue me manquait, je n’avais pas les moyens de le faire reconstruire et j’habitais toujours un banal appartement, similaire à tant d’autres, dans le centre-ville.
— Et si je te disais que l’information que je détiens concerne les ambitions de Dougal d’accéder au trône ?
Je détestais vraiment le fait que Shae soit au courant de mon implication dans la lutte qui opposait Lugh et Dougal. Mais j’avais déjà été obligée de négocier avec elle par le passé, et les informations étant sa monnaie d’échange préférée après l’argent, elle en savait déjà trop pour que je me sente à mon aise. À la seconde où ses paroles s’étaient échappées de ses lèvres, mon visage avait dû se figer en une sorte d’expression stupide trahissant à la fois mon intérêt et ma crainte. J’accepte désormais le fait que je ne parviendrais jamais à afficher une expression impassible.
— D’accord, je suis tout ouïe, dis-je, ce qu’elle pouvait déjà constater par elle-même.
— Heureuse de l’apprendre. Maintenant parlons rétribution.
Je suis une mauvaise négociatrice et je n’étais pas d’humeur à défier Shae.
— Pourquoi ne me dirais-tu pas tout simplement ce que tu veux ?
Shae cligna des yeux, comme si l’idée que je ne veuille pas passer une demi-heure à jouer au chat et à la souris avec elle était une surprise totale. Peut-être que son pantalon moulant lui rentrait à l’excès « où je pense » ou peut-être que mon franc-parler la mettait mal à l’aise, mais je jure qu’elle se tortilla vraiment sur son fauteuil.
Puis elle rassembla ses esprits avant de me balancer ce qu’elle devinait être une requête proprement scandaleuse.
— Je veux savoir exactement quelle est ton implication avec Lugh et ses… problèmes de famille.
Je ricanai.
— Impossible. J’ai été ravie de faire affaire avec toi. Au revoir.
Les bras croisés sur la poitrine, j’attendis son offre suivante.
Shae fit claquer sa langue.
— Je ne suis pas sûre que tu aies compris les règles du jeu. Je te fais une proposition, puis tu me fais une contre-proposition, et nous nous renvoyons la balle jusqu’à ce que nous trouvions enfin un terrain d’entente qui nous convienne à toutes les deux.
— Est-ce que j’ai l’air de quelqu’un qui respecte les règles ? demandai-je, un sourcil arqué.
Assise à mon bureau, vêtue d’un jean taille basse et d’un haut brassière, arborant sept piercings au total aux oreilles et un tatouage au bas du dos qui serait complètement exposé si je me levais, j’étais bien loin de ressembler à l’exorciste standard en tenue d’affaires. Non pas qu’il existe un code vestimentaire officiel pour les membres de ma profession, mais la plupart des exorcistes s’habillent de couleurs sombres, par respect pour la gravité de leur tâche. Comprenez-moi bien : je suis aussi sérieuse dans mon travail que n’importe qui, mais je ne ressens tout simplement pas le besoin de me déguiser en clone tout droit sorti d’une école de commerce pour exercer.
De toute évidence, le refus de négocier s’avérait une technique de négociation assez efficace, du moins en ce qui me concernait. Shae tapotait son ongle rouge sang contre l’accoudoir du fauteuil, un geste sans doute inconscient, tout en m’observant, les yeux plissés.
— Tu traînes avec Adam, un des lieutenants en chef de Lugh, et avec Raphael, un de ses frères. Et pourtant tu es une exorciste humaine.
Je pense qu’en dépit de son sang-froid de mercenaire, Shae crevait littéralement de curiosité, bien au-delà du bénéfice qu’elle pouvait tirer du fait de connaître la teneur de ma relation avec Lugh.
— Ton implication n’a aucun sens. Explique-moi exactement quel est ton rôle et je te dirai ce que je sais.
Puisque mon rôle était celui d’hôte du roi des démons et puisque Dougal me brûlerait vive sur un bûcher – tuant ainsi son frère afin que le trône lui revienne – s’il l’apprenait, c’était une information que je ne pouvais divulguer. Je secouai la tête.
— J’aurais juré avoir déjà rejeté cette requête, dis-je avec un sourire factice. On ne dit jamais deux sans trois.
Shae cessa de tapoter et j’en déduisis qu’elle avait pris une décision.
— J’ai des informations importantes pour quiconque soutient Lugh et certains de ses plans de changements plus radicaux. Je n’ai pas prévu de partager ces informations avec toi à moins que tu m’expliques ton implication auprès de Lugh, C’est mon prix. À prendre ou à laisser.
Au temps pour les négociations. Je serrai les dents en me carrant dans mon fauteuil. Qu’allais-je faire ? D’un côté, l’appât que Shae m’agitait sous le nez était assez tentant. De l’autre, le prix qu’elle en demandait était sacrément raide. Trop raide. Shae savait déjà que Tommy Brewster était l’hôte de Raphael, ce qui était un risque terrible quand on savait que ce dernier avait trahi Dougal et se trouvait dorénavant sur sa liste des personnes à abattre. Raphael était certain que sa redoutable réputation découragerait Shae de raconter qui était son hôte, mais je ne me voyais pas agir de même concernant Lugh.
— Une idée, Lugh ?
Autrefois, je n’avais été capable de communiquer avec Lugh qu’à travers mes rêves, mais les barrières entre son esprit et le mien s’étaient considérablement amincies et je pouvais à présent avoir des discussions silencieuses avec lui pendant que j’étais éveillée.
— Tu peux lui dire la vérité sans lui dire toute la vérité, suggéra-t-il. Tous les hommes de main de Dougal savent que tu as été mon hôte, mais ce sera nouveau pour Shae.
C’était vrai. Pendant un temps, Raphael avait joué le rôle d’agent double en faisant croire à Dougal qu’il le soutenait dans sa tentative de coup d’État tout en restant loyal envers Lugh. Raphael avait alors assuré à Dougal que j’avais été contrainte d’invoquer Lugh, mais que ce dernier avait pris un nouvel hôte pour essayer d’échapper aux assassins que Dougal avait lancés à sa poursuite.
Je ne sais vraiment pas mentir, mais j’espérais que Shae mettrait les maladresses de ma confidence sur le compte du malaise que j’éprouvais à révéler des informations sensibles. Rassemblant mes forces comme avant la bataille, je me redressai et rivai mon regard aux yeux de Shae.
— J’ai été l’hôte de Lugh à son arrivée sur la Plaine des mortels.
À ces mots, les yeux de Shae se dilatèrent d’une excitation presque sexuelle.
— Eh bien, dit-elle en se passant la langue sur les lèvres, voilà qui explique beaucoup de choses. Fascinant.
Je me retins d’ajouter que Dougal était déjà au courant. Plus elle pensait que cette information était secrète, plus je serais en mesure d’en obtenir de sa part.
— Bon, j’ai répondu à ta question. Maintenant, c’est ton tour. Quelle est cette mystérieuse information qui est si importante pour la cause de Lugh ?
Ayant l’intuition que Shae envisageait sérieusement de me soutirer davantage d’informations, j’affichai mon expression la plus implacable, juste pour lui faire comprendre qu’elle ne devait pas y compter. Le coin de sa bouche tressaillit et je n’aurais su dire s’il s’agissait de l’amorce d’un sourire ou d’une grimace de déception.
— Je serais plus tentée de parler si j’avais la certitude que mon information parvienne jusqu’à Lugh.
La curiosité retint le refus immédiat qui m’était monté aux lèvres.
— Qu’est-ce que ça peut te faire que Lugh le sache ?
— Parce que s’il remonte sur le trône, il rendra illégale la possession d’un hôte non consentant au Royaume des démons, ce qui n’est pas le cas actuellement.
Intéressant que Shae laisse échapper ce type de commentaire. Les démons ne clament généralement pas sur les toits que leur loi ne leur interdit pas de prendre l’hôte qu’ils veulent, même si la loi humaine considère le fait de posséder un hôte contre son gré comme un crime capital. J’en avais appris pas mal sur les démons depuis que j’étais l’hôte de Lugh, dont beaucoup de merde qu’ils gardaient secrète pour de très bonnes raisons.
— S’il condamne la possession d’hôtes non consentants, poursuivit Shae, je veux être sûre qu’il m’accorde l’immunité. Même si je suis sur la Plaine des mortels depuis plus de quatre-vingts ans maintenant, j’aimerais un jour retourner au Royaume des démons, et je ne veux pas revenir pour aller en prison. Si Lugh sait que je l’ai soutenu…
Elle haussa les épaules. Ayant déjà eu la preuve par le passé que Shae n’avait aucun scrupule à jouer sur les deux tableaux, je ne fus donc pas surprise de constater que sa proposition de renseignements servait plus d’une cause.
— Je ne peux te garantir que Lugh entendra tout de suite parler de ta coopération, dis-je en espérant que le mensonge ne se lisait pas sur mon visage. Mais je peux te promettre que je ferai de mon mieux pour lui transmettre le message, ce qui ne sera certainement pas difficile s’il remonte sur le trône. Maintenant que je t’ai déjà donné l’information que tu avais demandée, il est temps que tu passes à table.
Je décelais toujours une lueur calculatrice dans son regard, mais heureusement elle n’insista pas.
— Au cours des dernières semaines, j’ai constaté une augmentation sensible du nombre de membres démons dans mon club, dit-elle. En quinze ans d’activité, je n’ai jamais vu un pic de fréquentation pareil.
Ne sachant que faire de cette information dans l’immédiat, je décidai d’injecter une petite dose de mon habituel esprit caustique.
— Je pensais qu’il fallait attendre des mois pour devenir membre.
Il allait sans dire que la liste d’attente était applicable uniquement aux humains.
Malgré son regard mauvais, Shae ne mordit pas à l’hameçon.
— La plupart de ces démons sont clairement illégaux et, quand ils ont débarqué pour la première fois dans mon club, ils étaient dans un piteux état. Pas mal de marques de piqûres, trop maigres, tannés. Ça s’arrange assez rapidement quand le démon réside dans le corps depuis un moment, mais tout de même… Il n’est pas difficile de deviner que leurs hôtes font partie de ces gens qui peuvent disparaître de la surface de la Terre sans que quiconque le remarque ou s’en préoccupe.
— Ils ne disparaissent pas vraiment de la surface de la Terre, murmurai-je, mais je comprenais ce qu’elle entendait par là.
C’étaient des personnes qui n’avaient ni amis ni famille susceptibles de faire un esclandre au cas où leur proche serait possédé illégalement.
— Pourquoi me racontes-tu ça à moi ? demandai-je. Ce n’est pas plutôt le rayon d’Adam ?
Shae m’adressa un regard froid et dur. Je suppose que je connaissais déjà la réponse à ma question. Elle travaillait avec Adam comme informatrice, mais il était évident qu’elle n’appréciait pas du tout cela. Et lui non plus, il ne l’appréciait pas.
— Oublie ce que je viens de dire, ajoutai-je. Sais-tu comment ces démons arrivent sur la Plaine des mortels ?
Une fois qu’un démon était sur la Plaine des mortels, il pouvait passer d’un hôte à l’autre par simple contact cutané. Cependant, il ne pouvait débarquer du Royaume des démons sans avoir été invité par un hôte consentant.
— Je n’en sais rien, répondit Shae. Je n’ai pas l’impression qu’il me manque des habitués, alors il ne peut s’agir de démons légaux qui se transféreraient dans de nouveaux hôtes. Ces démons-là sont sans aucun doute de nouveaux venus.
Les implications me firent frissonner. Même si un hôte devait inviter volontairement un démon sur la Plaine des mortels, il existait pas mal de façons de contraindre une personne à se « porter volontaire ». J’en étais un exemple vivant puisque Raphael m’avait droguée et manipulée afin que j’appelle Lugh sur la Plaine des mortels et dans mon corps, même si à l’époque le fait d’être possédée était le pire de mes cauchemars. Par chance, mon héritage génétique très spécial me permettait de garder le contrôle de mon corps, à l’exception de rares occasions où Lugh prenait les commandes – habituellement avec mon accord et de temps à autre de force. Mais qui que soient ces infortunés « volontaires », leur situation était pire que la mort. Leur esprit était peut-être complètement intact, mais prisonnier d’un corps qu’ils ne pouvaient plus contrôler.
— Je ne sais pas de quelle manière ces démons accèdent à la Plaine des mortels, déclara Shae, mais je ne pense pas qu’il s’agisse d’une coïncidence s’il y a un tel afflux alors que Dougal garde la place de Lugh au chaud.
J’étais d’accord avec elle. Parce que Lugh était encore roi malgré son absence, Dougal n’était que le régent et ses pouvoirs étaient limités. Mais puisque Lugh n’avait pas encore officiellement déclaré que la possession d’hôtes non consentants était illégale et puisqu’il y avait bien plus de démons désireux de venir sur la Plaine des mortels que d’hôtes volontaires, il n’y avait qu’un pas pour imaginer que Dougal s’était arrangé afin de rendre disponibles davantage d’hôtes.
— J’ai besoin de savoir exactement comment ils arrivent ici, marmonnai-je, plus à moi-même qu’à Shae.
— J’aimerais pouvoir te le dire, dit Shae. Contre rétribution. (J’ouvris la bouche pour proférer une réplique indignée, mais elle me coupa la parole.) J’aimerais mais je ne peux pas. On m’a fait très clairement comprendre que je ne devais pas poser de questions concernant ces nouveaux membres.
— Qui t’a dit ça ? demandai-je avec intérêt.
Shae secoua la tête sans répondre.
— Tu n’es pas du genre à laisser quelqu’un te dicter ce que tu dois faire dans ton club, dis-je.
Bien sûr, Raphael avait été capable de l’intimider afin qu’elle se taise au sujet de son identité, mais je doutais qu’il existe une autre personne capable d’inspirer pareille terreur.
— En effet, répondit-elle avec une légère étincelle de méchanceté dans le regard.
Et soudain, je compris. J’eus envie de me taper le front.
— C’est pour ça que tu es venue ici. Pour me raconter tout ça. Pas vraiment parce que tu voulais négocier des informations, mais parce que tu es en colère contre celui qui t’a ordonné de te taire et que tu veux lancer les partisans de Lugh à ses trousses.
Ses lèvres se courbèrent en un léger sourire, malgré la lueur toujours présente dans son regard qui transformait son expression en un rictus résolument malsain.
— Je ne t’ai rien confié de ce qu’il m’a été interdit de raconter. Techniquement, je n’ai rompu aucun accord. Ce que tu décides de faire de l’information que je t’ai transmise, ça te regarde, pas moi.
Elle se leva dans un mouvement étrangement sinueux.
— Comme toujours, ce fut un plaisir de faire affaire avec toi, dit-elle avant de se tourner vers la porte sans attendre de réponse.
Ce qui tombait bien, car je n’avais pas la moindre idée de ce que je pouvais ajouter.